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Au cours des dernières années, des oligarques proches du Kremlin ont construit un réseau de connexions avec le mouvement ultraconservateur et anti-LGBTI français. Des liens avec la Russie existent, des anti mariage pour tous de la Manif Pour Tous aux sphères d’extrême droite autour de la famille Le Pen en passant par les chrétiens-démocrates français.
La lutte contre l’égalité pour les LGBTI est un élément important de la croisade de supériorité culturelle de la Russie pour les valeurs traditionnelles. Sa guerre culturelle fait partie intégrante de sa stratégie visant à saper l’Union européenne et la démocratie libérale. Si la Russie cible le mouvement LGBTI parce qu’il représente le mouvement pour les droits civiques le plus visible et le plus abouti des deux dernières décennies au sein des démocraties libérales. Il leur est facile de matérialiser leurs attaques.
Au niveau international, la Russie a déployé beaucoup d’efforts pour s’infiltrer dans les réseaux anti-LGBTI. Le « Congrès mondial des familles », en particulier, a joué un rôle clé dans la mission de la Russie pour communiquer avec les décideurs européens. Des investigations antérieures ont prouvé que la Russie a établi des liens avec les décideurs politiques hongrois et polonais à travers ces conférences homophobes et transphobes.
Alors qu’en Hongrie, les connexions mènent directement à l’élite politique au pouvoir, en France, il existe un vaste réseau de connexions avec plusieurs élites politiques. Les laboratoires d’idées, les politiciens d’extrême droite, les extrémistes religieux, les chrétiens-démocrates et les ONG ont tous des liens avec les mêmes oligarques ultraconservateurs russes.
Russie et Extrême droite
Les liens entre la Russie et le « Rassemblement national » (anciennement « Front national ») ne sont pas nouveaux. Depuis de nombreuses années déjà des journalistes et des chercheurs ont exposé les liens financiers et idéologiques entre le parti politique d’extrême-droite français et le Kremlin.
En rassemblant tous les éléments, il est désormais possible d’affirmer que la plupart de ces connexions ont été établies lors de conférences internationales promouvant la préservation des « valeurs familiales traditionnelles ».
Les 10 et 11 septembre 2014, le Kremlin a accueilli le « Forum international sur la grande Famille et l’avenir de l’Humanité ». La conférence était un substitut au « Congrès mondial des familles », qui devait à l’origine se tenir en Russie cette année-là. Cependant alors que plusieurs partenaires américains s’étaient retirés de la conférence après l’annexion illégale de la Crimée ukrainienne par la Russie des organisations russes, liées à de riches individus proches du Kremlin, ont organisé une conférence alternative mais similaire.
Aymeric Chauprade

L’un des principaux orateurs de la conférence était le membre du Parlement européen « Rassemblement National », Aymeric Chauprade. Selon le magazine français Mediapart, Chauprade entretient des relations étroites avec l’oligarque conservateur Konstantin Malofeev. L’allié de tous les temps de Poutine est l’un des plus grands partisans du réseau international anti-LGBTI et est largement connu comme l’oligarque derrière le soutien russe aux rebelles dans la guerre civile dans l’est de l’Ukraine.
Toujours en 2014, Chauprade a présenté Malofeev au fondateur de FN, Jean-Marie Le Pen. « C’est grâce à Chauprade que j’ai rencontré Konstantin Malofeev. Vous savez comment ces choses se produisent, nous déjeunons, nous dînons, nous disons ‘Je connais quelqu’un qui peut peut-être vous aider à trouver un prêt’ », a déclaré le père Le Pen à Mediapart. Des enquêtes ultérieures ont révélé que Front National a reçu un prêt de 2 millions d’euros via une construction financière obscure de la Russie en République tchèque.
L’un des principaux orateurs de la conférence était le député européen « Rassemblement National » Aymeric Chauprade. Selon Mediapart, Chauprade entretient des relations étroites avec l’oligarque conservateur Konstantin Malofeev. Allié de toujour de Poutine, c’est l’un des plus grands partisans du réseau international anti-LGBTI, il est largement connu comme l’oligarque poussant le soutien russe aux rebelles dans la guerre civile qui ravage l’Est de l’Ukraine.
Grégoire Boucher
Un piratage de la boîte aux lettres électronique d’un diplomate russe en 2014 a révélé la liste complète des participants à la conférence de Moscou de 2014 à laquelle Chauprade a participé. Sur cette liste, d’autres membres des FN ont été trouvés. L’un d’eux était Grégoire Boucher. Il était le trésorier de « Jeanne », le micro-parti de Marine Le Pen qui arrange ses finances. En tant que religieux traditionnel, il est animateur à la Radio Courtoisie (une radio catholique). Il a également été l’organisateur du « Jour de colère » en janvier 2014, une manifestation liée au groupuscule d’extrême-droite Dies Iræ.
L’ancien assistant personnel de Malofeev, Alexeï Komov, est actuellement le représentant en Russie du Congrès mondial des familles. Komov a été l’une des figures clés du scandale russe autour du parti d’extrême-droite « La Ligue » de l’ancien vice-Premier ministre italien Matteo Salvini. Lors d’une conférence nationale de « La Ligue » en 2013, Komov a reçu de nombreux applaudissements après avoir déclaré « cette année le Parlement russe et le président Poutine ont signé le projet de loi interdisant la propagande homosexuelle aux mineurs et aux enfants ». Komov semble également avoir des liens étroits avec des personnalités d’extrême droite en France.
Fabrice Sorlin
Le plus notable est Fabrice Sorlin. Sorlin était tout aussi actif que Boucher au sein du groupuscule d’extrême-droite Dies Iræ. Le Southern Poverty Law Center qualifie le groupe sous la direction de Sorlin de « milice catholique brutale […], dont la mission était de préparer les jeunes catholiques blancs français à une guerre civile contre les immigrants, les Noirs et les musulmans ».

En 2013 Sorlin est devenu le représentant français au Congrès mondial des familles. Il a également assisté à la conférence de 2014 à Moscou. Sur la liste des participants divulguée, il est écrit que Sorlin, tout comme le voyage de Chauprade à Moscou a été payé par la « Fondation de Saint-André les Sapins ». Il s’agit d’une organisation dirigée par l’épouse d’un autre allié de Poutine: Vladimir Yakunin. Yakunin était jusqu’en 2015 le PDG des chemins de fer russes et a ensuite déménagé à Berlin où il a fondé le laboratoire d’idées « Dialogue des civilisations » (DOC). Sa femme a participé plusieurs fois au Congrès mondial des familles.
En 2017, Sorlin a organisé une conférence régionale du Congrès mondial des familles à Paris avec Alexeï Komov. La liste des orateurs comprenait entre autres l’oligarque géorgien Levan Vasadze, qui a envoyé des « escouades pour traquer les homosexuels » à Tbilissi en 2019 et John Laughland, député européen du parti populiste néerlandais « Forum voor Democratie », lié à la Russie. L’un des sujets à l’ordre du jour de la conférence était « les tactiques et stratégies du lobby gay de l’Union européenne ».
Le soutien de Sorlin à la Russie n’est pas un secret. Selon le Southern Poverty Law Center, il était président d’un groupe français appelé l’« Alliance France Europe Russie » (AAFER). Sorlin vit depuis 2015 à Moscou avec sa femme et leur huit enfants. L’absence de « propagande homosexuelle » dans les écoles russes est l’une des principales raisons pour lesquelles il préfère que ses enfants grandissent en Russie, avait-il déclaré au site internet « Spoutnik » en 2019.
Un article sur un blog conservateur prouve que Sorlin continue de travailler à Moscou pour créer des relations entre la France et la Russie. Mais il a également rejoint les manifestations antigouvernementales des Gilets Jaunes à Paris en 2018. Sur des photos de lui pendant la manifestation aux Champs-Élysées, il brandit le drapeau de la République populaire de Donetsk (DNR), la province rebelle séparatiste pro-russe autoproclamée en Ukraine. Il semble être à la tête de la « représentation officieuse de la DNR en France ».
La Manif Pour Tous
De nombreux dirigeants d’extrême-droite mentionnés ci-dessus étaient très actifs au sein du mouvement contre le mariage pour tous en France. Mais l’organisation elle-même a également maintenu des liens avec l’Église orthodoxe russe. En 2014, une délégation de la « Manif Pour Tous » (LMPT) s’est rendue à Moscou. Caroline Roux, l’une des dirigeantes de LMPT, et Grégor Puppinck, directeur du conservateur « European Center for Law & Justice », faisaient partie de la délégation.
La délégation a été invitée par le Bureau des relations extérieures du Patriarcat de Moscou de l’Église orthodoxe russe. Au cours de leur séjour à Moscou, ils ont visité les deux chambres du Parlement russe, la Douma russe et le Conseil de la Fédération.
Dans une interview au Père Ignace Shestakov, représentant du Patriarcat de Moscou au Conseil de l’Europe à Strasbourg, l’un des participants explique l’objectif de la visite: « trouver des partenaires de coopération en Russie pour la défense des valeurs traditionnelles ».
Un lien avec les chrétiens-démocrates?

Un autre nom remarquable sur la liste des participants divulgués de la conférence anti-LGBTI de 2014 à Moscou est le nom de Marie-Christine Amiot. Bien qu’Amiot ne semble pas être une personnalité publique de premier plan, elle est répertoriée sur le site internet du « Parti populaire européen » (PPE) en tant qu’assistante politique de leur bureau. La liste des participants indique qu’Amiot a été invité à la conférence par Igor Beloborodov. Il est chef du Bureau démographique de l’« Institut russe des études stratégiques » (RISS) et vit à Tiraspol, capitale séparatiste du « conflit gelé entre la Moldavie et la Transnistrie, région de la Russie ».
Le RISS est un laboratoire d’idées soutenu par le président Vladimir Poutine. L’organisation est accusée d’avoir élaboré le plan d’ingérence dans les élections présidentielles aux États-Unis et dans de nombreuses autres opérations de renseignement internationales visant à saper l’Union européenne et la démocratie libérale.
En tant que fondateur du RISS, Leonid Reshetnikov est très proche de Beloborodov. Reshetnikov est l’un des principaux anciens espions russes du KGB et du FSB ; il est notamment accusé, avec Konstantin Malofeev, de fomenter un coup d’État au Monténégro. La famille de Reshetnikov est bien représentée dans la liste d’amis de Beloborodov sur Facebook. Il est également lié à de nombreux députés russes et européens, hommes d’affaires, journalistes et, bien sûr, à des dirigeants orthodoxes russes. Parmi eux, Pavel Belobrádek, l’ancien vice-premier ministre de la République tchèque. Une autre connexion qui attire l’attention: Timur Aliyev. Aliyev est l’assistant personnel de Ramzan Kadyrov, le chef tchétchène accusé d’avoir mis en place la persécution la plus structurelle des homosexuels depuis la Seconde Guerre mondiale.
Beloborodov assume ses positions conservatrices sur les relations amoureuses et est un vrai partisan de la « théorie de l’hiver démographique », accusant les homosexuels du déclin démographique. Dans une interview sur le VIH/SIDA avec le média russe Meduza, il a déclaré qu’« il n’y a pas de meilleure forme de protection contre les maladies sexuellement transmissibles, en particulier le SIDA, que la famille monogame, une famille hétérosexuelle ».
Un courriel a été envoyé à Mme Amiot avant la rédaction de cet article afin de confirmer sa présence et de lui donner l’opportunité de répondre aux questions sur sa relation avec Beloborodov, elle n’a pas souhaité donner suite.
Un réseau qui tisse sa toile
Il est clair que des oligarques et d’autres individus proches des services de renseignement russes ont utilisé des plateformes anti-LGBTI comme moyen de réseautage et de coopération avec des élites politiques françaises influentes. La portée du Kremlin à travers ces réseaux dépasse les seuls partis d’extrême-droite traditionnels. Tout comme en Hongrie, les chrétiens-démocrates semblent également liés à ces agents du renseignement russe.
Après avoir conclu tout cela, de nombreuses autres questions se posent. Pourquoi les décideurs politiques conservateurs prennent-ils le risque de travailler avec les Russes à ce sujet? Quelle est la valeur ajoutée pour eux de travailler avec une puissance étrangère dont l’objectif est uniquement de saper leur souveraineté nationale? Ces questions ne pourraient être résolues que par eux. Mais ils refusent de le faire.
Texte : Rémy Bonny
Traduction : Arnaud Gauthier-Fawas